AccueilLifestyle

“Faire une liste de 23 joueurs, ce n’est jamais prendre les 23 meilleurs” : entretien avec Vincent Duluc, spécialiste des Bleus pour L’Équipe

“Faire une liste de 23 joueurs, ce n’est jamais prendre les 23 meilleurs” : entretien avec Vincent Duluc, spécialiste des Bleus pour L’Équipe

avatar

Par Julien Choquet

Publié le

À l’occasion de la sortie de son livre Éloge des coiffeurs, Vincent Duluc, journaliste à L’Équipe et spécialiste de l’Équipe de France, nous a parlé des “coiffeurs”, ce rôle très particulier que tiennent les joueurs sélectionnés en Bleus mais qui ne jouent jamais lors des grandes compétitions. Entretien. 


Football Stories | Quelle est votre définition des “coiffeurs” ?
Vincent Duluc | C’est quelqu’un qui accepte son statut tout en le combattant. C’est une ambiguïté indispensable : il faut connaître sa place mais tout faire pour en sortir. C’est quelqu’un qui fait passer l’équipe avant lui. C’est quelqu’un qui garde en tête l’idée qu’on peut faire appel à lui à tout moment, et qui cherche à être performant tous les jours à l’entraînement. C’est quelqu’un qui, par son attitude, maintient la compétitivité de l’équipe du matin au soir. C’est aussi grâce à lui que l’équipe est performante. 
Le plus dur pour lui, c’est que parfois il voit le discours de son sélectionneur comme une fatalité. C’est dur d’entendre “tu es un excellent remplaçant, mais je ne peux pas te faire jouer quand même” mais ça correspond vraiment à la réalité. Il ne faut pas oublier que les coiffeurs sont des stars dans leur club. Ce sont des types qui doivent accepter de faire la une des journaux onze mois sur douze et d’être dans l’ombre le dernier mois. 
C’est un terme péjoratif pour vous ?
Pour moi, il ne l’est pas du tout. Néanmoins, certains joueurs ne l’aiment pas et ça a été le cas en 1998. Beaucoup préfèrent qu’on les appelle “champion du monde” plutôt que “coiffeur”. C’est normal. Je comprends que ce terme peut être mal perçu par eux, mais ce qui compte c’est que pour nous, qui employons le mot, ça ne soit pas péjoratif. Pour nous, ça englobe tout le bien que l’on pense de ces joueurs indispensables. 
Au sein d’un groupe, est-ce que les coiffeurs sont totalement intégrés ou ce n’est pas toujours le cas ?
Les coiffeurs se sentent forcément mis à l’écart. Pas forcément au premier match ni au dernier s’il y a une finale, mais dans l’intervalle d’une grande compétition, bien sûr qu’ils sont à l’écart. Durant les entraînements, ils sont dans l’équipe d’en face et en conférence de presse, c’est aux titulaires qu’on veut poser des questions. 
C’est une situation difficile à gérer pour un sélectionneur. C’est pour ça qu’il y a autant de monde dans un staff aujourd’hui, pour avoir toujours quelqu’un sur leur dos pour qu’ils se sentent impliqués. C’est une leçon de l’Euro 96. Aimé Jaquet était revenu en disant : “Je les ai trop laissés dans leur coin, et quand j’ai eu besoin d’eux en demi-finale c’était fini, ils n’étaient pas dedans. Je ne m’en étais pas assez bien occupé.” Ça montre que la gestion des coiffeurs est indispensable, et il faut tout faire pour qu’ils ne soient pas écartés.
C’est ce que dit Vikash Dhorasso d’ailleurs pour expliquer la réussite du mondial 2006. Raymond Domenech leur a fait croire qu’ils étaient tous importants, et c’est ce qui a permis cette cohésion de groupe et le parcours que l’on connaît derrière. 
Dans votre livre, vous parlez aussi du pouvoir des stars sur les choix du sélectionneur. Les joueurs majeurs auraient le pouvoir de choisir les titulaires et les coiffeurs. C’est une réalité ?
C’est implicite plus que ce n’est exprimé. Mais dans le vestiaire, les joueurs le ressentent vraiment. Avant l’Euro 84, quand on demandait à certains s’ils allaient jouer le prochain match, ils nous répondaient “demande à Platini.” Michel Hidalgo demandait des conseils à Marius Trésor et à Michel Platini, et ensuite il faisait ses choix. En 2006, Domenech savait très bien ce que pensait Zidane. Il savait qu’il fallait lui donner un peu de ce qu’il voulait, mais pas tout. Par exemple, il ne lui a pas donné Anelka mais il a titularisé Barthez. Tous les joueurs savent très bien qu’il faut plaire aux stars de l’équipe s’ils veulent jouer. En 2006, un joueur qui se fâche avec Zizou sait qu’il n’a aucune chance de jouer. 

En fait, être sélectionneur c’est aussi être un bon joueur de poker ?
C’est un métier d’illusionniste. Il faut faire croire à l’environnement qu’on va gagner, mais que si on ne gagne pas, c’est normal. Il faut faire croire à ton joueur majeur que c’est lui qui décide et que tout vient de lui, même si c’est ton idée. Et il faut faire croire aux coiffeurs qu’ils vont jouer alors qu’ils n’ont quasiment aucune chance. C’est très compliqué comme rôle. 
Selon vous, qui seront les coiffeurs des Bleus au mondial 2018 ?
Statistiquement, les coiffeurs sont évidemment les gardiens. Historiquement, hormis en 1978 où les trois gardiens français avaient joué, il y a toujours un gardien qui ne joue jamais. Un bon coiffeur, c’est aussi le quatrième défenseur central : on l’a vu avec Mangala à la Coupe du Monde 2014 et à l’Euro 2016.
On peut aussi en trouver un au milieu, et cette année ça pourrait être Adrien Rabiot (ndlr : cette interview a été réalisée avant la liste de Didier Deschamps, et Rabiot n’est finalement pas dans les 23). Paradoxalement, il a une tête de coiffeur. Pas à cause de ses cheveux hein, mais à cause de son statut, qui est énorme en club mais absolument pas en sélection. Après, au niveau des joueurs offensifs, il y a très peu de coiffeurs. C’est là où il y a le plus de coaching. On l’a bien vu à l’Euro : Coman, Martial et Gignac sont rentrés régulièrement. 
Un joueur comme Adrien Rabiot, qui a fait parler dans la presse au PSG en rechignant à jouer à un poste, ou en réclamant une augmentation de salaire, ne pourrait-il pas poser un problème au niveau du vestiaire dans un rôle de coiffeur ?
Je ne pense pas. Il n’a pas de statut en Bleu, donc il ne peut pas rien réclamer. La vraie difficulté, c’est avec ceux qui ont un statut et qui le voient diminuer. Par exemple, la vraie erreur de Domenech en 2010, c’est d’avoir sélectionné Thierry Henry pour en faire un coiffeur. Il fallait en faire un titulaire ou ne pas l’emmener. Être coiffeur, c’était terrible pour lui : c’était un poids mort pour le groupe.
C’est d’ailleurs la problématique qui se pose pour Payet. Tout le monde dit qu’il est meilleur que les joueurs de côté mais ce n’en est plus un. Et on dit que ça peut être une doublure derrière Griezmann sauf qu’il n’a jamais été remplaçant. Pour sa liste, le cas Payet pourrait être compliqué à gérer pour Deschamps (ndlr : cette interview a été réalisée avant la liste de Didier Deschamps, et Rabiot n’est finalement pas dans les 23). En général, les sélectionneurs ont un peu de mal à prendre des coiffeurs trentenaires avec de l’expérience. C’est plus simple pour eux de sélectionner des jeunes dans ce rôle. 
Du coup, une liste des 23 n’est pas forcément composée des meilleurs joueurs… 
Bien sûr. C’est ce que disent tous les sélectionneurs, et c’est ce qu’a répété Deschamps récemment. Faire une liste de 23, ce n’est jamais prendre les 23 meilleurs joueurs. Il vaut mieux avoir quelqu’un qui accepte son statut plutôt que quelqu’un qui vienne brouiller les cartes et contester son statut. 
Éloge des coiffeurs, disponible chez Marabout au prix de 14,90€

À voir aussi sur Konbini