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On a discuté de la philosophie Cruyff avec un expert tactique

On a discuté de la philosophie Cruyff avec un expert tactique

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Par Antoine Bonnet

Publié le

On a discuté avec Christophe Kuchly, journaliste pour les Cahiers du football et co-auteur de Comment regarder un match de foot mais surtout amoureux du beau jeu, fin analyste tactique et grand admirateur de Johan Cruyff.
Tout d’abord, qu’est-ce que t’évoque personnellement Johan Cruyff ?
Personnellement je suis jeune donc je ne l’ai pas connu comme joueur ni comme entraîneur. Quand j’ai commencé à suivre le foot il n’entraînait déjà plus mais dès le départ j’étais attiré par le football barcelonais, la manière de pratiquer le jeu. Forcément quand tu remontes le fil, si tu pars de Guardiola, tu arrives à Cruyff en tant qu’entraîneur puis en tant que joueur. A posteriori tu regardes ce qu’il a fait, ce qu’il a dit et tu te rends compte que même si c’était un très bon joueur, ce n’est peut-être pas le meilleur de tous les temps. Mais c’est le seul qui a réussi à être à la fois un grand joueur, un grand coach et un grand penseur du ballon. Même quand il n’était plus coach, il a réussi à transmettre quelque chose, à avoir des disciples et à continuer d’être regardé comme une figure tutélaire. C’est quelqu’un qui représente un certain courant de pensée dans le foot et une certaine manière de jouer qui est dominante aujourd’hui.


Donc pour moi, c’est la personne la plus marquante de l’histoire du foot parce qu’il a brillé dans tous les domaines. Même s’il était moins en réussite dans sa carrière de dirigeant, de conseiller on va dire. Ça reste quelqu’un qui même sans avoir la balle au pied ou assis sur le banc a eu une influence marquante. Même quand il disait des banalités tout le monde l’écoutait, ça reste quelqu’un de mythique qui va rester dans l’histoire. Cruyff ça restera un nom qui parle même pour les gens qui comme moi ne l’ont jamais vu en direct et l’ont découvert après-coup.

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“Tous les joueurs de l’époque disent que c’était comme un deuxième coach.”

Lequel du joueur ou de l’entraîneur t’a le plus marqué ?
Ça va être une réponse un peu bizarre mais j’ai envie de retenir le joueur-entraîneur qu’il était. En gros le football total c’est Rinus Michels, son coach de l’Ajax, mais c’est lui aussi. Ils ont plus ou moins collaboré pour mettre ça en place dans le sens où Michels avait une idée et c’est Cruyff qui était son relais sur le terrain et pour le coup, il était beaucoup plus qu’un capitaine. C’était vraiment lui qui organisait toute la manoeuvre et qui a permis à une philosophie de prendre forme. Donc j’ai envie de te dire le joueur qu’il était à l’époque où il jouait l’Ajax. Pas au tout début mais sous Michels c’était vraiment un joueur-entraîneur et pour moi c’est cette période la plus marquante, quand l’Ajax fait le triplé de Coupe d’Europe.
Ensuite à Barcelone c’est pas trop mal mais il ne gagne quasiment rien. Parce qu’il est trop au-dessus du lot dans une Liga qui est encore assez barbare et le Barca de l’époque n’est pas très très fort non plus donc il est un peu tout seul en star. C’est pareil quand il va aux États-Unis, il est beaucoup trop fort pour le reste de l’équipe. Mais à sa meilleure période de l’Ajax quand il commande le jeu sur le terrain, qu’il dirige la manoeuvre, il fait ce que fait un coach. Tous les joueurs de l’époque disent que c’était comme un deuxième coach, ils savaient que le mec allait devenir un bon entraîneur. Pour moi, c’est là qu’il est le meilleur. Au Barca c’est un bon coach mais il a aussi connu quelques revers et je crois qu’il gagne deux titres sur des échecs du Real à la dernière journée, alors que le Real était devant. Donc c’était une bonne équipe mais le palmarès est limite flatteur en comparaison de ce qu’était l’équipe. Tandis qu’il était un joueur dominant à la fois par le jeu mais également par son intelligence de jeu.
D’ailleurs en fin analyste tactique, tu peux nous en dire un peu plus à propos de sa philosophie et de sa contribution au football d’aujourd’hui ?
Entraîneur c’est un peu la continuité de son parcours de joueur puisqu’à la fin des années 80 et au début des années 90 à sa grande période du Barca, il y a eu une petite césure avec sa carrière de joueur. Personne n’a vraiment suivi le modèle de l’Ajax tandis qu’actuellement tout le monde veut copier Barcelone. À l’époque, tout le monde ne pouvait et ne voulait pas forcément copier l’Ajax, même s’il y a eu le Dynamo Kiev au moment où Cruyff devient entraîneur. Mais ça n’a pas forcément fait école. Quand il devient coach, il essaie de reprendre le football total là où il l’avait laissé en tant que joueur en essayant de l’adapter au foot moderne. Son truc, c’était de mettre les meilleurs joueurs dans les bonnes dispositions.
C’est là sa grande opposition à Van Gaal, qui met le système au dessus de tout. C’est à dire que s’il joue en 4-3-3, il veut que tous les joueurs se plient à sa volonté. Par exemple, s’il dit que l’ailier droit doit faire le piston tout le match et faire tous les efforts défensifs, peu importe que ce soit un mec comme Dirk Kuyt qui en est capable, ou Cristiano Ronaldo qui ne veut pas le faire : il va lui dire de respecter sa consigne tout le match. L’objectif de Cruyff, c’était de mettre la balle dans les 25-30 derniers mètres adverses et ensuite les Romario, Stoichkov, Laudrup font leur truc. Il s’en foutait complètement qu’un Stoichkov tente tout le temps des dribbles, des frappes bizarres et des passes risquées. Quitte à perdre la balle, il se disait qu’il avait des joueurs de talent qui pouvaient faire la différence à tout moment.


Thierry Henry a dit que c’était un peu ce que leur demandait Guardiola au Barca. Le but c’est d’avoir la balle pour l’amener dans les 30 derniers mètres adverses et ensuite les Messi et autres se démerdent pour faire la différence. C’est ce qu’on voit aussi avec le Barca actuel où en gros, le plus dur, c’est d’arriver dans la zone de vérité adverse. Ensuite les mecs sont tellement forts qu’ils vont pouvoir marquer.

“En gros si on fait tourner et qu’on est plus fort techniquement que l’adversaire, il peut faire ce qu’il veut, il ne va pas marquer de but.”

“Il sait ce que c’est que d’être plus fort que les autres et d’avoir un coach qui joue pour que l’équipe vous fasse briller.”

Après on peut dire qu’à chaque fois qu’on copie le Barca quelque part on copie Cruyff. Même si chaque entraîneur s’adapte, apporte sa touche. Luis Enrique joue plus direct que Guardiola mais tu as quand même une idée de jeu au sol, de maîtrise de la possession défensive et d’aller vers l’avant pour mettre plus de buts et offrir du spectacle. Ça a pas mal infusé au Pays-Bas sur la sélection nationale où on préfère presque perdre en jouant bien que gagner en jouant mal. On va dire que c’est une philosophie générale, ce n’est pas forcément dans le rôle des joueurs. C’est plus dans une certaine envie de pratiquer le foot.
D’accord, donc ça va au-delà du système tactique brut ?
Oui parce que si Cruyff jouait actuellement de la même manière qu’à l’époque, c’est possible qu’il se prenne une branlée tous les week-ends. Parce que ce ne serait pas faisable. Si tu enlèves les Romario et compagnie, je ne suis pas sûr que ça marche et qu’il aurait jouer de la même manière non plus. Il s’adaptait à son effectif. Lui c’était un joueur de talent, supérieur aux autres. Il sait ce que c’est que d’être plus fort que les autres et d’avoir un coach qui joue pour que l’équipe vous fasse briller. Du coup il faisait pareil, il se disait “j’ai des mecs plus doués que les autres, je sais ce que c’est donc je vais faire en sorte qu’ils s’amusent sur le terrain”.
Chose que Van Gaal ne fait pas. Quand il était joueur et qu’il jouait contre Cruyff, je crois qu’il était milieu défensif, mais c’était un joueur… c’était un Jacques Abardonado quoi, c’était personne à l’échelle du championnat. Tandis que Cruyff, il fait bien jouer ses joueurs mais il n’est pas dans un 4-3-3 à tout prix. Il est plus vers l’avant à tout prix. C’est pour ça qu’il était plus pour l’Espagne que pour les Pays-Bas destructeurs en 2010. Alors qu’il y avait certains trucs en Espagne comme le faux numéro 9 qui n’avaient rien à voir avec ce que lui faisait lorsqu’il était coach.

Tu penses que dans 10, 20, 30 ans il sera toujours une référence du football total ?
Il y a un truc que Guardiola n’aura jamais, c’est le talent de joueur à ce point là. Parce qu’il était un très bon joueur mais plus reculé. Cruyff ça parle aux gens de la génération qui l’a vu jouer et cette même génération ou celle juste après a aussi vu jouer Guardiola. Pourtant il ne parle pas particulièrement aux foules plus que d’autres joueurs de cette équipe barcelonaise.
L’accomplissement, Guardiola l’aura en tant qu’entraîneur mais en tant que joueur il n’aura pas marqué une génération. Ça restera un bon joueur mais si tu ne suivais pas le foot espagnol à l’époque, qui n’était d’ailleurs pas trop diffusé, ça ne te parle pas forcément alors que Cruyff ça va au-delà de son parcours en club. La Coupe du Monde 74 a fait de lui une idole. Et avec son look en plus, forcément c’est un nom qui va rester. Il y a des gens de notre génération qui lui rendent hommage, qui l’admirent mais qui n’ont peut-être vu que 2 minutes de compilation Youtube. On leur en a dit tellement, c’est tellement mythique que ça parait évident que c’était un mec au-dessus du lot en tant que joueur même s’ils ne connaissent pas forcément sa carrière de coach.


Ça reste aussi une personnalité médiatique. Ça fait 15-20 ans qu’il ne fait plus rien à part donner son avis et donner des conseils à droite à gauche mais il avait une rubrique toutes les semaines dans un journal néerlandais. Il était consultant, c’était une voix très forte. Alors que Guardiola c’est un grand passionné mais ça reste un coach. Ses innovations restent des innovations de coach, il faut vraiment être dans le métier ou très fan pour apprécier quand Guardiola joue en 2-3-5 en phase offensive par exemple. C’est une certaine manière de voir le foot qui fait plus école maintenant puisqu’on est beaucoup plus sur l’aspect tactique. Aujourd’hui, tous les coaches ont une philosophie, un projet de jeu, beaucoup plus qu’à l’époque. Surtout dans les années 70 où on comptait sur les meilleurs joueurs pour faire le boulot. Maintenant t’es obligé d’avoir un entraîneur fort avec une vraie philosophie si tu veux réussir.
Guardiola reste le coach le plus influent à l’heure actuelle sur la manière dont on joue au foot mais ce n’est pas Cruyff. Comme Maradona, qui était probablement un meilleur joueur mais qui n’a rien fait d’autre en dehors des terrains n’est pas Cruyff. Platini, qui était un très bon dirigeant avec des idées n’est pas Cruyff. Même Pelé qui était encore au-dessus, il n’a rien inspiré c’était juste un mec qui était plus doué sur le terrain alors que Cruyff a couru sur tellement de tableaux, il a fait tellement de trucs dans divers domaines que même ses échecs on les oublie. Sa carrière de joueurs dès 28-29 ans commençait à être très moyenne et même s’il a connu des échecs en tant que coach, il a trop fait donc on oublie ça et on garde l’image iconique du mec qui a fait la Dream Team et qui était énorme avec l’Ajax et les Pays-Bas.

“Cruyff était un joueur décisif offensivement mais qui pouvait revenir façon Xavi ou Busquets pour organiser le jeu plus bas.”

D’ailleurs, quel joueur se rapproche le plus du buteur qu’il était ?
C’est difficile à dire parce que si on combine tout ce qu’il était ça ferait un joueur mutant qui serait beaucoup plus fort que le reste. Au niveau polyvalence, même si lui c’était plus haut, le seul qui me parait aussi polyvalent à l’heure actuelle c’est Alaba. Il part de la défense pour jouer milieu offensif en sélection alors que Cruyff était un milieu offensif/attaquant qui revenait parfois en défense. Actuellement il n’y a pas d’attaquants qui reviennent aussi bas pour organiser le jeu. Parfois tu as Messi mais c’est encore différent, il n’est pas à la base de la possession sur les 2-3 premières passes. Il jouait plutôt au poste de Messi, avec parfois des gestes à la Messi, mais quand même beaucoup moins fort individuellement. Ses meilleures saisons il marquait 15-20 buts donc il y a quand même un peu de Messi mais il organisait tellement le jeu que c’était aussi un genre de Xavi ou Busquets. Enfin tu réfléchis au joueur le plus intelligent tactiquement que tu vois au milieu de terrain pour organiser la manoeuvre et ça s’en rapproche.


C’est difficile de trouver des équivalences pour tous les joueurs du football total puisque le latéral droit pouvait jouer milieu offensif. Ça permutait tellement qu’avec notre regard d’aujourd’hui ça parait totalement invraisemblable. Et je pense qu’une équipe qui jouerait comme ça maintenant n’aurait pas forcément la caisse pour faire suffisamment de retours défensifs et être performante pendant 90 minutes. Dans l’équipe de l’époque, les mecs étaient surpréparés physiquement, l’Ajax et les Pays-Bas étaient monstrueux, au-dessus dans l’endurance et le physique d’une manière générale. Maintenant ce serait compliqué de courir autant, c’est du foot en mouvement, ça court partout, ça bouge tout le temps.

“Cruyff en gros, c’est du football plaisir.”

À l’époque tu avais quand même de belles phases de temps morts et rarement du gros pressing. Tu pouvais limite marcher au milieu de terrain pour poser le ballon, voir ce qu’il se passe et organiser. Cruyff était un joueur décisif offensivement mais qui pouvait revenir façon Xavi ou Busquets pour organiser le jeu plus bas. Ça reste un joueur du football des années 70-80. Depuis Sacchi on ne peut plus faire ça à cette échelle ou alors il faut que les 10 autres joueurs jouent pour te protéger comme le font parfois ceux du Barca avec Messi. Mais c’est le reflet d’une époque difficilement transposable.
Laquelle de ses punchlines caractérise le plus l’homme qu’il était ?
J’en ai lues tellement que je ne les aies pas toutes en tête mais une qui me fait marrer, c’est quand il dit un truc du genre : “quand tu mènes 4 ou 5-0, c’est plus rigolo de tirer sur les poteaux que de marquer un but parce que ça divertit le public”. Là tu sens que le mec est un peu YOLO, dans une idée d’amusement même s’il veut gagner et qu’il l’a souvent fait, il relativise tout ce qui lui arrive. Il dit même que la défaite en finale de Coupe du Monde 74, ce n’est pas grave parce qu’au moins, ils ont fait plaisir au public. Même si je pense que le mec se ment un peu à lui-même, il est malgré tout dans une idée de spectacle. Cruyff en gros, c’est du football plaisir.

“C’est juste un mec qui aime le foot au sens premier du terme.”

Je pense sincèrement que le mec était parfois plus content de faire un bon match et de gagner 1-0 que de gagner 5-0 parce qu’il avait kiffé sur le bord du terrain. Il est quand même là pour se faire plaisir. Quand ça le saoule d’entraîner, il arrête, pareil quand ça le saoule de jouer. Il y a quand même une grosse idée de plaisir et de faire plaisir au gens. Pour lui, le foot est un spectacle. C’est une citation qui est assez peu évoquée, elle n’est pas trop tactique ni dans la philosophie de jeu pur. C’est juste un mec qui aime le foot au sens premier du terme. En tant que spectateur, il veut voir un beau match sinon ça le fait chier et il zappe. C’est pareil en tant que joueur ou en tant que coach. S’il voit un match de merde ça ne l’intéresse pas d’être coach.